_Le fait éducatif et la déviance sociale. Deux notions au cœur d’un entretien accordé à notre rédaction par le journaliste sociologue béninois Joël Tchogbé dans un contexte où un scandale de vidéos obscènes entre élèves nourrit l’actualité. Pour lui, au-delà des stigmates réducteurs, ces actes de déviance comportementale sont le produit d’un conflit de socialisation et du contrôle social mobilisant famille, école, rue, médias, groupes de pairs, États et autres._
1-Ces derniers jours, des vidéos montrant des élèves en uniforme s’adonnant à des actes sexuels, de consommation de stupéfiants et des scènes de violences ont fait le tour des réseaux sociaux. Ces vidéos ont été tournées dans les salles de cours. Selon vous, que devient l’école béninoise ?
La question que vous posez renvoie à une approche socio- historique de l’école comme espace social de formation, d’instruction, de transmission de savoir dans ses trois dimensions : le savoir- connaissance, le savoir être/vivre et le savoir faire. Dès lors, la question n’est pas de chercher à savoir ce qu’est devenue l’école béninoise mais de poser l’école en tant que système d’éducation et en développer son ou ses cliché(s) à travers l’histoire, son évolution en terme de temporalité, ses mutations, les chocs qu’elle a subi à la rencontre d’autres éléments de modèles éducatifs notamment ceux importés et les effets pervers ou positifs. A travers votre question, je décèle en arrière plan, un étonnement face à un fait ”inédit” pour beaucoup mais qui au fond, a toujours gouverné dans une proportion relative les rapports sociaux entre acteurs de l’école. Le caractère inédit que l’on affuble aujourd’hui aux supports vidéos d’élèves qui font le tour des médias sociaux ne devrait pas être si nous considérons l’école comme un système bipolaire où se côtoient et se sont toujours côtoyées valeurs admises et contre-valeur réprouvées. Pour tout vous dire, l’école béninoise comme toutes institutions sociales est dynamique depuis la transformation des curricula à l’émergence de nouveaux facteurs qui président aux rapports entre acteurs. Donc, répondre de façon mécanique à votre question sur ce qu’est devenue l’école reviendrait à dire que l’école à une destination comme un passager embarqué à bord d’un taxi ”Tokpa- Tokpa” d’Akassato pour le marché Dantokpa. Vous voyez ce que je veux dire. Or, dans l’évolution de l’institution scolaire, il n’y a pas une finalité unique. Donc, en technicien froid, notre rôle serait d’aborder le fait éducatif non pas comme micro élément figé sur une courbe linéaire mais de le systématiser comme élément dynamique sur une courbe à ondulations insaisissables.
2- Qu’est-ce qui peut être à la base de ces pratiques dans nos écoles ?
L’école est une institution formelle d’éducation. Mais la question de l’éducation est si complexifiée qu’elle fait appel à un ensemble de sous-systèmes dont l’école, la famille, la rue, l’État, les rites initiatiques gravés au processus culturel, etc. Je voudrais dire que toutes entreprises de systématisation des raisons qui expliquent les pratiques de déviances sociales en milieu scolaire nous astreints à mobiliser les autres sous-systèmes qui interviennent sur la plateforme éducative. Cette cohorte d’élèves acteurs des scènes de ”violences, de consommation de la drogue et d’actes sexuels” révèle juste les nouvelles scarifications identitaires de nos familles. Elle, cette cohorte d’élèves, révèle juste les nouveaux facteurs qui déterminent l’éducation, puisque les facteurs usuels, ceux qui étaient caractéristiques de nos sociétés se sont altérés apparemment sous nos yeux sans que nous ne soyons en mesure de les réinventer ou de les modeler aux fins de conjurer les déviances. Et, voudrais-je dire, une micro société anomique émerge et émergera au sein de l’école si nous restons contemplatifs. Les pratiques ”abjectes” et désignées comme telles auxquelles vous faites allusion ont toujours existé. Ce n’est pas nouveau en milieu scolaire. Seulement ici, c’est le médium, le support de diffusion, les médias sociaux, qui leurs ont conféré un effet-choc à la vue. Qui d’entre nous aimerait voir sa fille, son fils, son frère, son cousin… dans une scène d’exhibition libidinale dans l’espace public où tout le monde cherche à plaire le plus possible ? Ce que vous devez savoir c’est qu’il y a deux types d’identités qui gouvernent les rapports sociaux et s’expriment dans les communications interpersonnelles. Il y a l’identité sociale et l’identité individuelle. La première est celle-là qui généralement est admise dans l’espace public; et l’espace public est par excellence un espace d’hypocrisie collective où l’individu fait l’effort de contenir ses pulsions propres et ses goûts pour être accepté et être toléré par les autres avec qui il est appelé à entrer en relation. Puis, il y a l’identité individuelle qui détermine l’individu in-situ personae. Sauf que généralement, cette identité individuelle n’est pas en harmonie avec l’identité sociale ; et quand elle s’exprime dans l’espace public, la société considère qu’il y a déviance et donc transgression des normes soit juridiques ou sociales. Pour moi, c’est aussi une hypothèse que les élèves dont vous parlez soient entrain d’exprimer ainsi une identité individuelle mais qui viole la norme sociale dominante qui est la nôtre au Bénin. Ailleurs, ces actes auraient peut-être suscité moins de réprobation ou pas du tout, selon la hiérarchie des normes. Donc, je pense que les pratiques objet de réprobation aujourd’hui sont la résultante des failles certaines dans le modèle d’éducation en famille où le rôle du parent est en crise ; résultante aussi de la promotion des anti valeurs comme normes dans la rue ; des questions légitimes que l’on est en droit de poser sur les options des pouvoirs publics pour l’éducation depuis les curricula, le recrutement du personnel d’encadrement et l’élaboration des textes qui doivent structurer les rapports entre acteurs de l’institution scolaire, je fais allusion là au corpus de sanctions opposables aux apprenants.
3- Vous en tant que Sociologue, diriez-vous que l’éducation de base est ratée ?
La question de l’éducation repose celle de la socialisation qui elle-même est un processus de transmission des normes des générations anciennes aux nouvelles. A une certaine époque, ce rôle était centralisé dans le cercle familial. On parlait alors de monosocialisation. Mais notre société actuelle est encline à une plurisocialisation parce qu’il y a eu une diversification des cadres socialisateurs. C’est ainsi que nous avons eu de nouveaux agents de socialisation comme les médias, les groupes de pairs, l’école, les associations diverses, les clubs religieux, etc. Il est alors difficile d’attester d’une cohérence dans le processus de socialisation car chaque agent transmettra des valeurs plus ou moins différentes. Cette pluralité des influences sociales peut mettre familles, médias, écoles et groupes de pairs en opposition dans le processus de socialisation et donc d’éducation. J’ai fait ce développement juste pour vous dire qu’il il ne s’agit pas d’affirmer urbi-et-orbi que l’éducation de base est ratée. L’affirmer, c’est délimité les bornes des responsabilités dans la sphère strictement familiale. Or, je vous ai dit que la question de l’éducation s’ouvre sur plusieurs sous-systèmes. Il s’agit de mobiliser l’ensemble des sous composantes pour identifier les faiblesses de chacune d’entre elles. Car, même si la famille, cellule de base de la société était performante, une fragilité de l’éducation pourrait être matérialisée si les autres sous-systèmes dans lesquels les apprenants évoluent sont défaillants. L’éducation de base est certes en souffrance avec l’émergence des phénomènes comme la monoparentalité, la fragmentation accrue des familles nucléaires, les contraintes économiques avec des parents (père et mère) soumis à un régime de travail épuisant, l’éducation délaissée à des domestiques, etc. Mais la grosse difficulté est que les familles n’ont pas su inventer d’autres mécanismes pour s’adapter à un monde en perpétuelle mutation. Encore une fois, la responsabilité du comportement déviant de nos apprenants est à redistribuer à chaque agent de socialisation.
4- L’école continue-t-elle de jouer son rôle d’éducation ?
Tout système éducatif est en perpétuelle évolution et cherche à s’adapter aux réalités sociales, politiques, culturelles de l’espace dans lequel il est mis en œuvre et pour les acteurs susceptibles d’en bénéficier. C’est l’une des vocations de tout système éducatif. Alors, est ce que l’école continue de jouer son rôle d’éducation ? Je dirai oui à minima. A minima parce que je note que l’école béninoise n’arrive pas encore ou du moins le système éducatif n’arrive pas encore à s’adapter aux réalités de l’heure. Nous avons plus ou moins, un système éducatif trop attaché aux normes d’hier qui ont fait leurs preuves. Mais aujourd’hui, le contexte social n’étant plus le même, les acteurs n’étant plus les mêmes et les exigences du monde n’étant plus les mêmes, le modèle d’éducation s’est effrité. A mon avis aujourd’hui, il y a une prédominance de l’instruction classique sur le modèle d’éducation de l’être complet à mettre à la disposition de la société comme acteur de développement.
5-Quelle explication sociologique peut-on donner à ces déviances dans nos écoles et quel type de responsabilité incombe à l’Etat, aux parents et aux enseignants ?
Il y a un postulat théorique des rapports d’influences entre acteurs d’une part, et entre acteurs et l’environnement social d’autre part. Et dans les théories psychopédagogiques, il y a bien un rapport d’influence entre acteurs des institutions d’éducation et l’environnement social ; ce qui va au-delà du champ pédagogique d’acquisition du savoir. Je dois vous avouer que les actes de déviances n’interviennent pas ex-nihilo. Nous sommes les héritiers de ce qui ont vécu, les associés de ceux qui vivent et la providence de la postérité. J’ai cru comprendre que les établissements dans lesquels les vidéos ont été tournées se situent dans des zones où la banalisation du sexe, la prostitution, la consommation de stupéfiants et autres sont monnaie courante. On pourra dire que les élèves ont pu être emballés par un effet d’entraînement dans les différents rapports qu’ils ont eus avec ces acteurs exogènes à l’école. Il y a aussi, les effets d’influences des programmes des médias, les attitudes des parents en famille, les usages sociaux des outils de communication moderne… Nous avons aussi une crise de définition des valeurs nouvelles, de ce qui hier était norme mais qui aujourd’hui est désuet et une crise de modèle d’acteurs dans l’espace scolaire. Hors de la famille, l’enseignant est-il aujourd’hui le modèle immédiat pour l’élève ? Lui-même n’est-il pas acteur promoteur des actes déviants dissimulés et non encore relayés via les réseaux sociaux ? L’Etat arrive-t-il à arrimer notre système éducatif aux données actualisées en prenant en compte cette trilogie qui détermine toutes sociétés: composition, décomposition et recomposition ? Car rien n’est statique dans les rapports sociaux. Et le système éducatif est un lieu qui mobilise des acteurs de générations différentes, à histoires différentes et ayant des goûts différenciés dans leurs façons de voir le monde. Il me plaît de dire ici que le fait déviant ou anomique peut être la conséquence d’une défaillance de régulation sociale. En réalité, cette régulation inhibe les envies des individus qui sont incompatibles avec la société ou incompatibles avec leur rôle/ statut social. Au niveau micro sociologique comme dans les écoles par exemple, c’est un défaut/ affaiblissement de régulation sociale qui peut faire que le comportement d’un élève ne soit plus guidé par les normes. Cela fait le lit à l’émergence d’un comportement de déviance dans les rangs des élèves. Au sein de l’école, il y a bien un mécanisme de régulation avec des acteurs en place. Le Proviseurs pour les lycées, le Directeur pour les Collèges, le Censorat, le Surveillant général, un Conseil de discipline… A des niveaux graduels, ces segments internes à l’école représentent des institutions de régulation sociale. Jouent-elles réellement leurs rôles ? Si oui, comment et avec quel automatisme ? Quelle est aujourd’hui la nature et quelle est l’efficacité des règles disciplinaires ? Ce sont autant de questions que nous devons nous poser. Car si hier, l’école était perçue comme un lieu de ”dressage” systématique des corps et doté d’autorité suffisante pour faire appliquer les punitions, il est à remarquer aujourd’hui que ces fondamentaux ont été remis en cause. A l’école, la légitimité de l’enseignant n’est plus automatique, les règles jugées trop fortes ont été modérées, l’autorité parentale a été critiquée et affaiblie et le contrôle social n’a plus comme unique finalité, l’obéissance à des règles strictes. Le dernier aspect sur lequel je veux mettre un point d’honneur est le déclin de la conscience collective entendue comme un ensemble d’idées communes à tous les membres de la société; lesquelles idées surpassent les représentations d’un seul individu. Le développement des comportements anormaux des élèves s’expliquerait par l’affaiblissement de la conscience collective. Si ces élèves ont pu s’adonner à de tels actes, c’est d’abord et avant tout le reflet d’une conscience individuelle qui transcende et viole la norme dominante qui pourtant fait de l’école un sanctuaire à ne pas profaner. Cela suppose que, soit les règles communes n’ont été suffisamment diffusées ou elles n’ont pas eu assez de contrainte pour s’imposer aux envies de ce micro groupe d’élèves. Donc c’est un package de facteurs qui peuvent expliquer les déviances dans nos écoles.
6-Que doit-on faire pour éradiquer à jamais ces scènes dans nos écoles ?
Je voudrais vous dire que tant qu’existeront le mal et le bien dans le monde, il existera aussi dans nos sociétés le voleur et le bienfaiteur. C’est pour vous dire que dans n’importe quelle société, la règle d’équilibre qui gouverne les rapports sociaux tolère le bien et le mal. Sauf que pour le dernier (le mal, l’anti valeur), chaque société qu’elle soit micro ou macro se dote des systèmes de régulations
pour atténuer au mieux ses effets. Voilà pourquoi, il y a des prisons qui ont à la fois une fonction répressive mais corrective/ éducative. Voilà pourquoi il y a des centres sociaux pour assurer une réintégration sociale à des citoyens qui à un moment précis de leur vie se sont mis en déliquescence ou se sont illustrés dans des rapports délictueux avec les normes préétablies. Tout ceci pour vous dire qu’il serait trop prétentieux voir utopique de parler d’une éradication de ces scènes dans nos écoles. On peut travailler à circonscrire leur périmètre de propension. Au temps, de nos pères, ces actes ont existé, au temps de nos aînés, ces cas ont existé, en notre temps aussi, nous avons vu ces actes et maintenant au temps de nos jeunes sœurs et frères, ces actes sont encore perceptibles. Seulement qu’à travers ces générations, le fait s’est exprimé sous une forme variante que l’on peut classifier suivant trois degré de chocs: moins choquant, choquant et trop choquant. Mais le tout dépend de celui qui observe et les référentiels à partir desquels il apprécie. Ce que nous pouvons faire, c’est d’intensifier les réseaux de communication avec les apprenants, leur parler de leurs identités sociales (ce qui est attendu d’eux, ce qui est toléré en public et ce qui ne l’est pas) et culturelles, leur exposer les avantages et les revers de tels actes. Un processus d’actualisation des processus d’éducation à travers tous les sous-systèmes doit être pensé également.
7-Nous sommes au terme de cet entretien, votre mot de la fin ?
Je vous remercie pour l’amitié que vous me faites en m’offrant cette tribune pour partager avec nos concitoyens ce corpus d’idées afin que n’émerge une institution scolaire incapable de former nos enfants et d’en faire des êtres au sens complet du terme. Face aux cas de déviances, nous sommes appelés à assumer pleinement notre responsabilité individuelle et collective; car si l’école tombe et succombe, c’est la viabilité de l’État qui est hypothéquée et notre survie commune avec. L’heure est grave, l’école est en crise et l’émotion doit céder place à la réflexion afin que nous ne soyons tous otages d’un bateau ivre, le Bénin.