De Dakar à Libreville, la levée de fonds controversée de TV5 Monde ,PDG de la chaîne francophone, Yves Bigot a entamé depuis le début de l’année une tournée sur le continent afin de faire entrer sept pays africains dans le capital du groupe audiovisuel. L’initiative, soutenue par Paris, suscite de vives inquiétudes en interne.
Le directeur général de TV5 Monde, Yves Bigot, le 1er décembre 2021.Le directeur général de TV5 Monde, Yves Bigot, le 1er décembre 2021.
Depuis le début de l’année, le groupe audiovisuel francophone basé à Paris TV5 Monde prépare en toute discrétion l’entrée de sept États africains au réseau de la chaîne. Il s’agit du Bénin, du Cameroun, du Congo, de la RDC, de la Côte d’Ivoire, du Gabon et du Sénégal. L’adhésion du Togo, un temps envisagée, a finalement été écartée. Si le projet venait à se concrétiser, les sept pays rejoindraient les membres fondateurs historiques de TV5 Monde, que sont la France, la Suisse, le Canada et la Belgique, ainsi que Monaco, membre depuis fin 2021. Leurs chaînes de télévision nationales entreraient au capital du groupe.
Le projet est personnellement porté par le Français Yves Bigot, PDG de la chaîne, qui affirme avoir décroché le feu vert des actuels cinq États membres. En poste depuis janvier 2013, il briguera à l’âge de 68 ans un troisième mandat en décembre prochain. Il a ainsi effectué ces derniers mois de discrètes missions dans les capitales concernées, afin d’y présenter les modalités de l’adhésion. Il était accompagné d’une de ses proches, la directrice du marketing de la chaîne, l’influente journaliste camerounaise Denise Epoté. Celle qui anime toujours une émission d’interviews sur la chaîne, ainsi qu’un édito hebdomadaire sur la radio RFI, dispose d’un dense carnet d’adresses sur le continent.
Le duo devrait se rendre à Kinshasa dans les prochains jours pour rencontrer le ministre congolais de la communication, Patrick Muyaya. Des contacts doivent encore être pris avec le président gabonais, Brice Clotaire Oligui Nguema, et le nouveau chef de l’État sénégalais, Bassirou Diomaye Faye.
Un ticket d’entrée à 600 000 euros par an ?
Fin mars, Yves Bigot et Denise Epoté ont été reçus à Brazzaville par le président congolais, Denis Sassou-Nguesso, ravi de cette opportunité. Selon des documents de travail consultés par Africa Intelligence, deux scénarios se sont retrouvés sur le bureau du chef d’État. Le premier, privilégié par la direction de TV5 Monde, envisage que les sept États africains se constituent en un financeur et administrateur unique, cotisant chacun à hauteur de 600 000 euros par an. Ce plan prévoit la “présence tournante” du ministre de la communication ou de la culture d’un État africain à la conférence ministérielle annuelle du groupe, qui définit la stratégie de développement de la chaîne, et procède aux arbitrages budgétaires. Les directeurs des sept chaînes nationales siégeraient à tour de rôle au conseil d’administration, présidé par la PDG de France télévisions, Delphine Ernotte.
Un second scénario, intitulé “adhésion complète au financement et à la gouvernance” a également été proposé au président congolais. Il prévoit le versement d’une somme annuelle de 4,2 millions d’euros par l’État congolais, en échange d’une adhésion en tant que financeur et administrateur de plein droit. En contrepartie, le ministre de tutelle assisterait à la conférence ministérielle annuelle de la chaîne. Le directeur de Télé Congo, André Ondélé, pourrait assister à chaque conseil d’administration du groupe.
Dimension diplomatique
Les discussions ne sont pas allées aussi loin avec les autorités camerounaises. Yves Bigot et Denise Epoté ont effectué, au début du mois de février, un voyage d’excuse à Yaoundé, à la suite de l’insertion à l’antenne d’un drapeau “ambazonien” des sécessionnistes anglophones durant la Coupe d’Afrique des nations. Ils en ont profité pour proposer l’entrée de l’État camerounais au capital, d’abord au ministre de la communication, René Emmanuel Sadi, puis au premier ministre, Joseph Dion Ngute. Un projet qui a suscité la surprise chez les concernés.
Il s’inscrit dans le “Nouveau Plan stratégique” de TV5 Monde, qui entrera en vigueur de 2025 à 2028, au moment où le gouvernement français opère d’importantes restrictions budgétaires pour l’audiovisuel public. Mais il revêt également une dimension diplomatique, puisqu’il intervient l’année du premier sommet de l’ Organisation internationale de la francophonie (OIF) sur le sol français depuis 1991. Le rendez-vous se tiendra les 4 et 5 octobre, entre Paris et Villers-Cotterêts, dans le département de l’Aisne.
“Préoccupations et craintes”
En interne, cependant, le projet a suscité une levée de boucliers, alors que la rédaction est plongée dans une ambiance délétère depuis de longs mois. La directrice de l’information, la journaliste française Françoise Joly, éloignée de la gestion quotidienne par des arrêts maladie et des projets de documentaires, peine à s’y opposer. C’est également le cas de son adjoint, Antoine Genton, lui aussi arrêté.
Les trois rédacteurs en chef du service Afrique, Ousmane Ndiaye, Nicolas Germain et Moïse Mounkoro se retrouvent en première ligne contre leur direction. Ils ont été informés du nouveau cadre stratégique par mail le 8 mars, soit bien après le début des premières négociations. Quelques jours plus tard, un épisode a tendu l’ambiance. Le 12 mars, lors d’une réunion avec plusieurs directeurs, Yves Bigot a formulé la demande “de ne pas traiter la RDC qu’en mal” et de “faire un traitement positif” de l’actualité du pays. “Je commentais une étude récente, qui concluait que la jeunesse africaine, dont celle de RDC, souhaitait une couverture plus positive de son pays. Il faut aussi entendre ces aspirations”, se défend Yves Bigot.
Dans une note adressée le 18 mars à Françoise Joly, Ousmane Ndiaye a fait part de ses “préoccupations et craintes, au vu des conséquences que cette décision peut avoir sur le traitement de l’information africaine”. Son inquiétude porte d’abord sur les critères de choix des pays. Si Yves Bigot affirme que TV5 Monde a l’habitude de travailler avec les sept chaînes nationales africaines, les rares partenariats établis par le passé avaient surtout une dimension technique et logistique, jamais éditoriale.
Les journalistes ont également fait part des possibles effets négatifs sur la “cohérence sur la ligne éditoriale” de la chaîne et sur leurs “garanties d’indépendance”. “Chacun est dans son rôle, affirme Yves Bigot. Il y a des discussions. Mais nous n’allons pas changer notre couverture de l’actualité africaine avec l’entrée de ces pays, ça n’a aucun sens. Je rappelle que l’indépendance de la rédaction est garantie par une charte, signée par tous les États membres.”
Une protection insuffisante aux yeux de la rédaction, où l’on s’inquiète de la possible diffusion des journaux télévisés locaux sur les huit antennes de TV5 Monde, incluse dans l’offre d’adhésion. Enfin, la rédaction craint que les chaînes nationales ne choisissent les programmes locaux qui seront diffusés sur le réseau de TV5. Yves Bigot affirme ne pas être “entré dans ces détails”. “Les discussions sont encore à un stade préliminaire”, affirme le PDG.
Antoine Rolland