Le Prix Nobel de littérature 2021 a été décerné le 7 octobre dernier, au Tanzanien Abdulrazak Gurnah. L’écrivain de 73 ans a été couronné pour son œuvre « empathique et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents ». Il succède à la poétesse américaine Louise Glück, consacrée l’an dernier pour sa « voix poétique reconnaissable entre toutes, qui, avec une beauté austère, rend universelle l’existence individuelle ». Abdulrazak Gurnah devient donc le cinquième Africain à remporter ce prestigieux Prix depuis sa création en 1901.
L’expérience de l’exil
Abdulrazak Gurnah est né le 20 décembre 1948 dans l’île de Zanzibar qui va par la suite s’unir au Tanganyika pour constituer l’actuelle Tanzanie. Il va s’exiler à la fin des années 1960 pendant que son pays, nouvellement indépendant, est déchiré par une révolution. Gurnah fait partie de la communauté arabe qui est pourchassée et persécutée par le régime du président Abeid Karume. Il se trouve obligé de s’enfuir pour sauver sa vie et arrive en Angleterre avec un statut de réfugié. Et il ne retournera en Tanzanie qu’en 1984, ce qui lui permettra de revoir quelques membres de sa famille après une longue durée, et surtout son père qui mourra peu de temps après.
Gurnah commence à écrire à l’âge de 21 ans, quelque temps après son arrivée en Angleterre. Il déclare avoir commencé à écrire « avec désinvolture, dans une certaine angoisse, sans aucune idée de plan, mais pressé par le désir d’en dire plus. » Ses premiers écrits sont en Swahili, sa langue maternelle, mais l’auteur va finalement choisir l’anglais comme sa langue d’écriture. Depuis 1987, il a publié une dizaine de romans dont certains ont été traduits en français. Ses trois premiers romans, Memory of Departure (1987), Pilgrims Way (1988) et Dottie (1990) évoquent l’expérience des migrants dans la société britannique. C’est avec la parution de son quatrième roman, Paradise (1994), qu’il sera véritablement révélé. Ce roman dont l’histoire se déroule en Afrique de l’Est pendant la Première Guerre Mondiale, sera présélectionné par le prestigieux prix britannique, Booker Prize.
Ensuite, il publie Admiring Silence (1996). Ce dernier emballe le lecteur dans l’histoire d’un jeune homme qui quitte Zanzibar pour s’installer en Angleterre où il se marie et devient enseignant. Une vingtaine d’années plus tard, il décide de rejoindre son pays natal et ce retour va profondément le bouleverser. En 2001, il publie son roman By the Sea, également présélectionné par le Booker Prize. Sa version française a remporté le prix littéraire RFI Témoin du monde en 2007.
Il y raconte l’histoire de Saleh Omar, un réfugié et demandeur d’asile originaire de Zanzibar, qui tente de reconstruire son passé avec ses souvenirs qui ne sont plus nets dans sa tête. Gurnah va enfin publier les romans Desertion (2005), The Last Gift (2011), Gravel heart (2017) et Afterlives (2020). Ce dernier roman a été sélectionné pour le Prix Orwell de la fiction politique 2021. Il raconte l’histoire d’un enfant (Ilyas) enlevé à ses parents par les troupes coloniales allemandes, qui revient dans son village plusieurs années après avoir mené une guerre contre son propre peuple.
Abdulrazak Gurnah a également écrit de nombreuses nouvelles. Il est par ailleurs auteur de nombreux travaux qui portent en grande partie sur la littérature postcoloniale en rapport avec l’Afrique, l’Inde et les Caraïbes. Gurnah a longtemps été Professeur d’anglais et de littérature postcoloniale. Il a notamment enseigné à l’Université Bayero de Kano, au Nigeria, et à l’Université de Kent en Angleterre, où il vient de prendre sa retraite.
La force des souvenirs…
Les productions littéraires du nouveau Prix Nobel de littérature portent le sceau des souvenirs du déchirement de l’auteur avec sa terre natale à cause de la guerre et de son expérience d’immigré. « Voyager loin de chez soi offre de la distance et de la perspective, ainsi qu’un degré d’amplitude et de libération. Cela rend plus intenses les souvenirs, qui sont l’arrière-pays de l’écrivain », écrivait-il dans une tribune en 2004. Les œuvres de Gurnah se distinguent donc par sa manière particulière de questionner le choc identitaire qui régit de la rencontre avec l’Étranger dès lors qu’il a quitté le « chez soi ». Mais également par sa manière de traiter les sujets qui ont marqué l’Histoire de l’humanité et d’autres préoccupations ancrées dans nos sociétés contemporaines : la colonisation, l’immigration, les guerres et le questionnement identitaire.
L’écrivain djiboutien, Abdourahman Waberi, disait justement dans un article paru en 2010 que le romancier tanzanien « nous offre des œuvres mélancoliques, désenchantées et superbement incarnées ». « Enracinés dans l’histoire coloniale de l’Orient africain, bruissant de légendes swahilies, servies par une langue ensorceleuse, les récits de Gurnah naviguent entre le conte initiatique, l’exploration des douleurs de l’exil, l’introspection autobiographique et la méditation sur la condition humaine ».
Selon Anders Olsson, président du comité Nobel, « le dévouement d’Abdulrazak Gurnah à la vérité et son aversion pour la simplification sont frappants […] Ses romans évitent les descriptions stéréotypées et ouvrent notre regard sur une Afrique de l’Est culturellement diversifiée, inconnue dans d’autres parties du monde. Dans l’univers littéraire de Gurnah, tout est mouvant — souvenirs, noms, identités. C’est probablement parce que son projet ne peut pas aboutir dans un sens définitif. Une exploration sans fin motivée par la passion intellectuelle est présente dans tous ses livres, flagrante aussi bien dans “Afterlives” (2020), que lorsqu’il a commencé à écrire quand il était un réfugié de 21 ans. »
Ces différents arguments ont été d’un grand poids dans l’octroi de cette prestigieuse récompense à Abdulrazak Gurnah, qui devient ainsi le cinquième auteur africain à recevoir le Prix Nobel de littérature, après Wole Soyinka en 1986 (Nigéria), Naguib Mahfouz en 1988 (Égypte), Nadine Gordimer en 1991 (Afrique du Sud) et John Maxwell Coetzee en 2003 (Afrique du Sud).
Cette consécration est une preuve qu’il est peut-être temps de changer le regard porté sur les réfugiés dans le monde. Au cours de sa première interview attribuée à la Fondation Nobel, Abdulrazak Gurnah a de ce fait profité pour inviter les pays européens à accueillir les réfugiés africains comme une richesse : « beaucoup de ces gens qui viennent le font par nécessité, et aussi également parce qu’ils ont quelque chose à donner. Ils ne viennent pas les mains vides. » Les réfugiés sont par conséquent « des gens talentueux et pleins d’énergie », qui ont parfois besoin d’un espace de quiétude pour dévoiler au monde ce qu’ils sont capables de faire.
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